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Littérature |
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NIF
ET LA FAMILLE BIENASSIS |
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Fañch,
je le connais depuis longtemps. Rencontres, par hasard,
une ou deux fois l’an, le soir, là où
il y a de la musique et de la danse bretonne. Cheveux
poivre et sel frisottants, courts devant, longs sur
la nuque. Regard myope à travers des lunettes
qui dérapent immanquablement le long de l’arrête
du nez. Timide ? Mal à l’aise. Avec lui-même
et les autres. Bousculade des mots, bouche à
peine entr’ouverte, tête baissée,
avant de parvenir à exprimer clairement sa pensée. Léger
défaut d’élocution. Homme baroque.
Très sympathique une fois le contact établi.
Solitaire. Pas vraiment mince. Pas petit non plus. Sauvage
?
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Seul. Non-conformiste. Antécédents dépressifs.
Comme tout le monde... plus ou moins... Déprimé
en alternance, semi déprimé en permanence.
Ami inséparable de barres de chocolat de secours
qu’il sort d’une poche quelconque, mine
de rien. Il ne partage pas. C’est pour son moral,
son hypoglycémie à lui. Mars et ça
repart ! Enthousiasmé par tout et rien. Personnage
extra-ordinaire ! Homme en apparence si ordinaire, en
vérité, hors de l’ordinaire.
Il (Fañch) parle.
– …atelier… atelier d’écriture…
– Ah ! toi aussi tu écris Fañch
? C’est bien... Fañch...
– Si tu veux, tu "tu" me ramènes
chez moi, je n’ai pas "pas" de voiture.
On "on" discute, on boit un "un"
verre et je te lis l’histoire que "que"
je viens d’écrire à "à"
l’atelier d’écriture de la Maison
pour "pour" Tous.
– Ok ! On y va… |
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– C’est ici chez toi, Fañch ?
– Oui, juste en "en" face de la "la"
passerelle pour traverser sans "sans" danger
la ligne de "de" chemin de fer. Attention,
il "il" fait noir. À cette heure, il
n’y a "a" plus d’éclairage
public. Attends ici,
à l’entrée
du "du" jardin, le temps que "que"
j’ouvre la porte de la "la" maison et
que j’allume dans "dans" l’entrée.
C’est bon, tu "tu" peux venir, attention,
il y a deux "deux" marches à descendre.
Entre…
– Ok, Fañch, mais je ne reste pas longtemps.
Trois heures du mat ! Le marchand de sable est passé
depuis longtemps !
Décor kitch et destroy.
Décoration fantaisiste et aléatoire d’un
célibataire quadragénaire. Table
bois,
ancienne, toile cirée désuète,
encombrants reliefs du dernier dîner « pain
pâté – jambon – saucisson –
cornichons – bière » côtoyant
des livres breizh en langue bretonne, revues écologistes,
articles anti-nucléaires, moitié de gâteau
marbré au chocolat de fabrication industrielle
et… inévitables tablettes et barres de
chocolat. De toute évidence, ça le rassure
de voir sa réserve de chocolat, au cas où
! Chacun compense les manques comme il peut. Il pousse
le fouillis. Repousse les miettes de la tranche de la
main droite. Il est droitier.
– Je vais te "te"
lire ce que j’ai "j’ai" écrit…
à l’atelier d’écriture, on
"on" est cinq avec l’animatrice.
Je
"je" suis le seul homme !
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Il lit :
«
Je me réjouirai lorsque, se réveillant
brusquement en sursaut, mes ancêtres découvriront
leur descendance encore juvénile dans l’attente
d’une sépulture véritable. J’aurai
alors vécu un long parcours de destruction, d’autodestruction
où m’aura conduit une fantastique vie de
débauche, pleinement assouvie et
très
libératrice. |
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Par une belle journée
de printemps 2002, le soleil radieux et chaudement agréable
fait place à une longue soirée diluvienne.
Plus aucun bistrot n’a daigné accueillir Nif. Après un refus de l’Auberge
de la Charité, notre bon ami piétine lourdement
le pavé de la place du village à la recherche
d’une direction incertaine, tant la pluie s’abat
à ses pieds qui n’ont pas la force d’avancer.
Subitement, durant une brève accalmie, après
un brin d’agitation, Nif s’élance
bruyamment,
traverse la place, comme en courant, soulevant
ses petites jambes chaussées de vieilles bottes
de cuir au-dessus des grosses flaques d’eau et
s’engouffre dans la rue de l’école
des sœurs, empli de beaucoup d’intentions.
L’eau de pluie s’écoule rapidement
dans les profondes crevasses de la chaussée en
pente et déborde des fossés gorgés
de liquide.
Nif, ralentissant, s’avance l’allure
alourdie par les bottes détrempées. Il
chemine lentement et longtemps dans la gadoue ; elle
le mène vers un grand pré spongieux où
il a la force de se mouvoir pour rejoindre l’étang,
sautillant au-dessus de l’eau pour s’enfoncer
désespérément dans la profondeur.
Les mollets, les cuisses, la ceinture et le buste disparaissent
les uns après les autres ; jusqu’où
aller, quand s’arrêter ? Le cou suivra,
le menton sera trempé. Nif s’arrête,
semble s’arrêter maintenant ; mais qui observerait
ses lèvres s’ensevelir sous l’eau
?
– Mon nez se bouche, il prend l’eau, constate
le naufragé.
Toutefois, inconscient du froid humide, il n’a
cure et progresse toujours vers le bas-fond sans idée
de retour. Il suffoque, il ne peut résister,
il ne proteste pas. La tête est un instant immobile,
puis se recouvre d’eau ; le corps reste vertical
dans la masse froide, et, englouti, rigide comme un
socle, il bascule dans l’obscure solitude. Il
s’allonge au fil de l’eau et glisse lentement
sur le ruisseau de l’étang se déplaçant
à la vitesse des eaux grossies par la quantité
de pluie tombée ces dernières heures.
Il cherche et trouve petit à petit le chemin
du voyage qu’il entreprend enfin, le voyage que Nif a de toute éternité
évoqué dans les hostelleries du pays.
Descendant le modeste cours d’eau, puis un plus
grand, le corps atteint bientôt la rivière
; il montera et descendra la marée comme les
bateaux. Nif s’en va ainsi :
quittant le Stang, il gagne le Trev, l’Enez Vihan…
Au lendemain d’une forte tempête, le corps
s’échoue sur un îlot rocheux. Un
bassier le découvrira,
la nouvelle fera la une
du journal local. L’enquête prononcera la
noyade remontant à une semaine. À l’Auberge
de la Charité, chacun s’excite à
l’idée qu’il puisse s’agir
de Nif disparu depuis que l’on
mit fin à ses dettes. Le « C’était
un brave gars ! » circule sur toutes les lèvres.
Chez les Bienassis il y a remue ménage
; Yves Bienassis y va très fort :
– Le rejeton, il n’ira pas dans la tombe
!
et Yvette Bienassis, sa femme, marmonne pleurnichant
:
– Notre fils a droit à une sépulture.
Lorsque le corps eut fait le chemin du retour au village,
Monsieur le Maire proposa à la famille de placer
la dépouille sur une plate de fortune, de l’inonder
d’essence et d’y mettre le feu au milieu
de la rivière selon les volontés que le
défunt avait manifestées publiquement
de son vivant. Dans la nuit très sombre, le vent
frais active les flammes qui dérivent descendant
le courant et vers lesquelles les participants à
la cérémonie ont tous l’œil
rivé. Les chansons de Nif déambulant
ivre dans ses nuits solitaires viennent à chacun.
Sans chagrin, ils voient les flammes s’éteindre
et la barcasse sombrer dans l’obscurité.
Alors, un pincement de bonheur saisissant chacun, ils
lancent ensemble un puissant et unanime dernier «
Salud ! » à celui qui durant sa courte
et bonne vie défiait tout et
le reste, chacun
et tous. » |
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Religieusement,
respectueusement, écarquillant les yeux compte
tenu de l’heure tardive tardive, jusqu’au
bout, j’écoute la lecture de son texte
sans perdre une bribe.
Content de lui. Grand sourire. Questionneur.
– C’est bien ?
– Oui, Fañch, oui... c’est très intéressant,
il y a de l’idée, du style, c’est
un texte captivant. Bien sûr,
il n’est pas
parfait, il faudrait faire des corrections pour l’améliorer
mais, le plus important : ton texte vient des tripes,
il a du souffle ; après ce n’est qu’une
question de mise en forme.
Sourire béat. Content,
content, Fañch, près de la passerelle
pour traverser sans danger la ligne
de chemin de fer
!...
Et si l’écriture était une passerelle pour passer du rien à quelque chose de soi, de
soi-même, du fond de soi ? Oui, c’est ça, une passerelle.
Passer de l’imaginaire à la matérialisation
de l’idée sur le papier. Imprimer ainsi
émotion, sentiment, mémoire consciente,
inconsciente. Une passerelle pour aller de l’invisible
au visible. De l'indicible
au lisible.
– Bon ! Maintenant,
je dois rentrer, j’y vais ! Il est vraiment tard,
je suis fatiguée. Merci pour ta lecture Fañch.
J’ai bien aimé. Écris encore Fañch.
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– Moi ? Je galère, je rame, je patauge dans la
choucroute, je pédale dans le yaourt. Un jour
sur deux, je déprime. Comme toi ! Seule avec
ma réserve de chocolat, mes lunettes de myope
et mes cheveux grisonnants. Seule différence
: moi, je suis déjà classée dans
la catégorie quinquagénaire.
– Oui… oui… j’écris… comme
manger, boire, dormir, rêver, penser, respirer…
J’écris comme je respire, j’écris…
oui… c’est génétique sûrement
ou psychosomatique… oui, Fañch… c’est
bien d’écrire, ça aide…
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– Publier ? Trouver un éditeur ? Alors là,
c’est un autre problème. Trouver un éditeur
? J’ai essayé, mais il faut se lever de
bonne heure. C’est la croix et la bannière
! À moins d’être un génie
ou une personnalité hyper méga médiatique
! Mais je ne suis ni star, ni journaliste en vogue,
ni « la putain
de la république »,
ni agrégée de lettres, ni speakerine à
la télévision… Je ne suis rien.
Les écrivains débutants - ou modestes
- savent pertinemment que c’est un vrai marathon
pour trouver un éditeur. Plus tard, je verrais…
On verra… Ou on ne verra pas… parce qu’un
grand éditeur veut être quasiment sûr
à l’avance que le bouquin sera «
commercial » et rapportera gros, comme le loto
! Éditeur, c’est un vrai business ! Quant
aux petits éditeurs, ils ont des budgets limités
et, la plupart
du temps, ont peur de prendre des risques.
Je les comprends !
L’école étant obligatoire et les
études se prolongeant, il y a de plus en plus
d’écrivains. Aujourd’hui, un grand
nombre de personnes veut se raconter, relater sa vie,
écrire son auto-biographie, exprimer ses idées,
ses sentiments, ses connaissances, inventer des histoires,
écrire des romans, des polars… bref ! l’artiste
qui sommeille en chacun de nous a le désir avoué
ou secret de créer une œuvre et surtout
d’être publié afin de passer à
la postérité… Mais les places sont
chères,
la compétition est implacable
et le soleil ne brille pas pour tout le monde ! |
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– Allez Fañch ! Bon, cette fois, je m’en
vais. J’interromps là cette diatribe !
Kenavo Fañch !
Bonne nuit Fañch ! Enfin… pour le peu de nuit qu’il nous reste
! |
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©
Silviane Le Menn et Fañch
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Dernière
mise à jour
lundi 29.01.2018 11:45
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